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En attendant que mon fer à lisser veuille bien chauffer, j’ai jeté un coup d’œil au « mot du jour » sur mon calendrier : « Équivoque. » Mouais.

Puisque je ne savais ni dans quel restaurant ni avec qui j’allais dîner, j’ai préféré jouer la carte de la décontraction : un tee-shirt de soie bleue qu’Amélia trouvait trop grand pour elle et un pantalon noir habillé avec des escarpins assortis. Rayon bijoux, je ne suis pas très «sapin de Noël », alors une simple chaîne et de petits clips en or ont suffi à la décoration. J’avais eu une rude journée au bar, mais j’étais trop curieuse de savoir ce qui m’attendait pour laisser la fatigue me gâcher la soirée.

Éric est arrivé pile à l’heure et (ô surprise !) j’ai ressenti une soudaine bouffée de plaisir en le voyant s’encadrer dans la porte. Et je ne crois pas que ce soit uniquement dû à ce maudit lien de sang, non. Quelle femme, pour peu qu’elle soit hétéro, n’aurait pas été prise de palpitations à la vue d’un tel apollon ? Grand – un véritable géant, pour son époque –, bâti pour manier une lourde épée à deux mains et tailler ses ennemis en pièces, avec un front haut et une épaisse crinière blonde, Éric était indéniablement un bel homme. Il n’y avait absolument rien d’« équivoque » ni d’éthéré chez lui : c’était un mâle, un vrai.

Il a suffi d’un simple baiser sur la joue pour que je me sente aussitôt au chaud et en sécurité. C’était l’effet qu’Eric avait sur moi depuis qu’on avait échangé nos sangs – ce qui était arrivé plus de trois fois déjà. Attention ! cet échange n’avait rien eu d’une partie de plaisir ! Chaque fois, c’étaient les circonstances qui l’avaient voulu ; on n’avait pas pu faire autrement – du moins était-ce ce que j’avais cru. Je le payais cher, pourtant. On était si intimement liés, désormais, que sa seule présence à mes côtés suffisait à me plonger dans un état proche de la béatitude. J’ai essayé de jouir de la sensation, mais savoir qu’elle n’était pas complètement naturelle gâchait mon plaisir.

Vu qu’Eric était venu en Corvette, je me suis félicitée d’avoir mis un pantalon : pas évident de monter et de descendre décemment d’une Corvette quand vous portez une robe. Durant le trajet, c’est moi qui ai fait tous les frais de la conversation. Éric se montrait singulièrement silencieux. Ça ne lui ressemblait pas. J’ai bien essayé de l’interroger sur Jonathan, le mystérieux vampire du mariage, mais il a vite réglé la question :

— Nous en reparlerons plus tard. Tu ne l’as pas revu, n’est-ce pas ?

— Non. Pourquoi, j’aurais dû ?

Il a secoué la tête, et il y a eu un moment de silence pesant. A la crispation de ses doigts sur le volant, je sentais qu’Éric s’apprêtait à parler d’un sujet qu’il aurait préféré éviter.

— Je suis content pour toi qu’André n’ait pas survécu à l’explosion. Le hasard fait bien les choses.

Le filleul adoré de la reine, André, avait trouvé la mort dans l’attentat de Rhodes (mort définitive, s’entend). Ce n’était pourtant pas la bombe qui l’avait tué, non, mais un bout de bois déchiqueté tombé près de lui, dans les décombres. Quinn et moi étions bien placés pour le savoir : c’était Quinn lui-même qui l’avait planté dans le cœur du vampire inconscient. Or, Quinn avait assassiné André pour moi. Il savait qu’André voulait m’utiliser, qu’il avait des projets pour moi et que ça me rendait malade de peur.

J’ai opté pour la prudence :

— La reine doit le regretter...

Éric m’a jeté un regard en coin.

— La reine est désespérée, ce qui ne va pas faciliter sa guérison. Cela va prendre encore des mois avant qu’elle ne se rétablisse. Mais ce que je voulais te dire...

Il a laissé sa phrase en suspens. Décidément, il n’était pas lui-même, ce soir.

— Oui ?

— Tu m’as sauvé la vie.

Je me suis tournée vers lui, incrédule. Mais il avait les yeux braqués sur la route.

— Tu nous as sauvé la vie, à Pam et à moi, a-t-il répété.

Je me suis trémoussée sur mon siège, mal à l’aise.

— Eh bien... euh...

Bravo, Sookie ! Premier prix d’éloquence. Le silence se prolongeait. Il fallait que je dise quelque chose.

— À croire que les liens de sang, ça marche.

Éric a mis un bon moment avant de répondre :

— Ce n’est pas la raison qui t’a poussée à venir me réveiller, en priorité, le jour où l’hôtel a explosé. Mais laissons cela pour l’instant. Tu as une soirée chargée qui t’attend.

À vos ordres, mon capitaine !

Mais j’ai gardé ma repartie cinglante pour moi. Allez savoir pourquoi...

On était dans une partie de Shreveport que je ne connaissais pas vraiment, en dehors du centre – qu’en revanche je connais plutôt bien. C’était un quartier résidentiel avec de grandes propriétés aux pelouses parfaitement entretenues. Les commerces du coin étaient surtout de petites enseignes de prestige. On s’est arrêtés dans une rue où plusieurs de ces boutiques de luxe étaient regroupées. La barre horizontale du L que leur alignement formait était occupée par un restaurant baptisé Les Deux Poissons (en français dans le texte). Des sept ou huit véhicules garés devant, pas un qui ne représentât, à lui seul, un an de salaire – pour moi, s’entend. J’ai jeté un coup d’œil à ma tenue. Je ne me sentais pas très à l’aise, tout à coup.

— Ne t’inquiète pas : tu es magnifique, m’a dit Eric à voix basse, en se penchant vers moi pour détacher ma ceinture de sécurité. (Je n’en suis toujours pas revenue.)

En se redressant, il m’a de nouveau embrassée, et sur la bouche, cette fois. Ses grands yeux bleus brûlaient d’un éclat étincelant dans son beau visage de marbre blanc. Il avait tout du type sur le point de faire une révélation fracassante. Mais il a ravalé son grand secret et il est sorti de la voiture pour venir m’ouvrir la portière.

Il était si tendu que j’ai tout de suite compris qu’il allait m’arriver quelque chose d’important. Et pas plus tard que maintenant. J’ai commencé à flipper. Eric m’a pris la main pour m’entraîner vers le restaurant. Tout en marchant, il me caressait machinalement la paume avec son pouce. C’est comme ça que j’ai découvert, à ma grande surprise, qu’il existait une ligne directe entre le creux de ma main et ma... mon... euh... centre névralgique ? point sensible ? Enfin, vous voyez.

Dans le hall de réception, il y avait une petite fontaine et un paravent qui protégeait les dîneurs des regards indiscrets. L’hôtesse d’accueil était une superbe Noire aux cheveux pratiquement rasés. Elle portait une robe drapée orange et marron et était juchée sur les plus hauts talons que j’aie jamais vus. Je l’ai examinée de plus près et j’ai essayé de détecter sa signature mentale. Tiens ! Une humaine. Elle a adressé à Éric un sourire éclatant et, fine mouche, a eu l’intelligence de m’en faire profiter.

— Une table pour deux ? nous a-t-elle demandé.

— Nous sommes attendus, lui a répondu Éric.

— Ah ! Le gentleman...

— Oui.

— Par ici, s’il vous plaît.

Son sourire soudain évanoui et remplacé par une expression qui ressemblait presque à de la jalousie, elle s’est alors retournée pour nous entraîner, de sa démarche élégante, dans les profondeurs de la salle. D’un signe, Éric m’a invitée à la suivre. Il faisait plutôt sombre, à l’intérieur, et des bougies éclairaient toutes les tables recouvertes de nappes d’une blancheur immaculée avec serviettes assorties pliées façon origami. Très classe !

J’avais les yeux rivés sur le dos de notre hôtesse, aussi n’ai-je pas immédiatement compris, quand elle s’est arrêtée, qu’on était arrivés à destination. Elle s’est prestement effacée et là, j’ai découvert, assis en face de moi, le charmant monsieur qui avait assisté au mariage, deux jours auparavant.

La jeune femme a pivoté sur ses échasses, frôlé le dossier de la chaise à la droite de l’homme pour m’indiquer ma place, puis nous a annoncé que notre serveur serait à nous dans un instant. Le bel inconnu s’est levé pour tirer mon siège. J’ai jeté un coup d’œil à Éric, qui m’a encouragée d’un hochement de tête.

Je me suis alors glissée devant la chaise que le charmant monsieur a repoussée avec un timing parfait.

Éric est resté debout. J’attendais qu’il m’explique ce qui se passait, mais il gardait obstinément le silence. Il semblait presque triste.

Le bel inconnu me regardait avec insistance.

— Mon enfant.

Lorsque j’ai tourné la tête vers lui, il a rejeté en arrière ses longs cheveux, qui ruisselaient comme de l’or à la lumière des bougies. Tel qu’il était placé, personne ne pouvait voir ce qu’il me montrait.

Il avait les oreilles pointues, signe distinctif du peuple des fées.

Je connaissais déjà deux autres fées. Mais elles évitaient les vampires comme la peste – leur odeur est aux vampires ce que le miel est aux ours : une tentation irrésistible. Au dire d’un vampire à l’odorat particulièrement développé, j’aurais du sang de fée dans les veines.

— OK, ai-je soufflé pour lui faire comprendre que j’avais enregistré.

Éric s’est alors chargé des civilités.

— Sookie, je te présente Niall Brigant (il a prononcé ça « Nayôll ») qui va avoir un petit entretien avec toi pendant le dîner. Tu me trouveras à l’extérieur, si tu as besoin de moi.

Il a salué mon voisin de table avec raideur et il est parti.

J’ai regardé Éric s’en aller et j’ai soudain éprouvé comme une brusque bouffée d’anxiété. Puis j’ai senti une main se poser sur la mienne. Je me suis tournée vers l’homme-fée. Il m’observait.

— Comme on vient de te le dire, je m’appelle Niall.

Il avait une voix douce et pourtant puissante, avec quelque chose d’aérien, et des yeux d’un vert incroyable, couleur forêt – mais, dans la vacillante clarté des flammes, ce n’était pas tant leur teinte que leur profondeur qui m’impressionnait. Sa main était aussi légère qu’une plume sur la mienne et, en même temps, étrangement chaude.

— Qui êtes-vous ?

Et je ne lui demandais pas de répéter son nom.

— Je suis ton arrière-grand-père.

— Ah ben merde alors !

J’ai plaqué ma main sur ma bouche, mais le mal était fait.

— Oh ! Pardon, mais je...

Je ne pouvais pas m’empêcher de secouer la tête bêtement.

— Arrière-grand-papa ? ai-je murmuré pour voir ce que ça faisait.

Niall Brigant a alors eu une petite grimace qui, sur un autre homme, aurait pu passer pour efféminée. Pas sur lui.

— Pourriez-vous vous expliquer, s’il vous plaît ? lui ai-je demandé d’un ton ferme mais parfaitement poli.

Au même moment, le serveur est arrivé pour nous réciter la liste des plats du jour et prendre notre commande. Niall a demandé une bouteille de vin et lui a dit, sans me consulter, qu’on prendrait le saumon – plutôt dirigiste, papy.

— Excellent choix, a commenté le jeune homme, en hochant la tête avec conviction.

C’était un lycanthrope. Mais, contrairement à ce que j’aurais pu penser, je semblais l’intéresser nettement plus que mon voisin (qui était tout de même une créature surnaturelle plutôt rare sur le marché). J’ai mis ça sur le compte de sa jeunesse et de la générosité de mon décolleté.

Le truc le plus incroyable, dans toute cette histoire, c’est que je n’ai jamais douté une seule seconde de ce que ce type tombé du ciel me disait. Quoique autoproclamé, Niall était bel et bien mon arrière-grand-père. Cette information s’est juste insérée dans ma généalogie, comme une pièce manquante s’imbrique dans un puzzle.

— Je vais tout te raconter, m’a-t-il promis, avant de se pencher très lentement vers moi, me laissant amplement le temps de deviner son intention.

Ses yeux et le contour de ses lèvres se sont plissés, tandis que sa bouche s’avançait pour déposer sur ma joue un baiser éthéré. Ses rides, d’une finesse arachnéenne, loin de le déparer, rehaussaient sa beauté, comme les craquelures d’un tableau de maître en garantissent l’authenticité.

Décidément, c’était une nuit à se faire embrasser !

— Quand j’étais jeune encore, il y a cinq ou six siècles peut-être, j’avais pour habitude de me promener parmi les humains, a commencé Niall. Et, de temps à autre, comme c’est le cas pour tout représentant de la gent masculine, il m’arrivait d’être attiré par une femme que je trouvais à mon goût.

Vu que, pour ne pas avoir trop l’air d’une gourde transie d’admiration, je jetais de petits coups d’œil dégagés alentour, je me suis soudain aperçue d’un truc bizarre : notre serveur excepté, personne ne nous regardait. Pas même en passant. Et, après une petite incursion dans les cerveaux des autres clients, j’ai pu constater que, de tous les humains attablés, aucun n’avait ne serait-ce qu’enregistré notre présence. Mon arrière-grand-père avait marqué une pause – pour me laisser le temps de mesurer l’ampleur du phénomène ?

Il a bientôt repris son récit.

— Un jour, j’ai rencontré une délicieuse créature dans la forêt. Elle s’appelait Einine. Elle a cru que j’étais un ange.

Nouveau silence.

— Une femme toute simple, débordante d’énergie : la joie de vivre incarnée, a-t-il ajouté en me dévisageant avec insistance.

Je me suis demandé s’il trouvait que j’étais comme Einine : simple...

— J’avais encore l’âge de tomber amoureux, l’âge de narguer le destin et l’inévitable fin qui nous attendait, elle qui était condamnée à vieillir, et moi que le temps épargnait. Puis Einine s’est trouvée enceinte. Ce fut un choc. L’union d’une fée et d’un humain ne produit que très rarement des fruits. Einine a pourtant donné naissance à des jumeaux – une chose fréquente chez les fées. Et tous trois ont survécu, ce qui n’avait rien d’une évidence, à cette époque. Elle a appelé notre premier fils Fïntän et le second Dermöt.

Le serveur nous a apporté le vin – un grand cru –, et le charme que l’ensorcelante voix de Niall exerçait sur moi a brusquement été rompu. C’était comme si j’avais été assise près d’un feu de camp, dans les bois, en train d’écouter l’étrange récit d’une ancienne légende oubliée et que, tout à coup, crac ! je me retrouvais dans un bon restaurant de Shreveport, en Louisiane, entourée de tout un tas de gens qui ne se doutaient pas une seconde de ce qui était en train de se passer. J’ai machinalement porté mon verre à mes lèvres et j’ai bu une gorgée. J’estimais que je ne l’avais pas volé.

— Fïntän, à moitié humain par sa mère et à moitié féerique par son père, était ton grand-père paternel, Sookie, m’a alors annoncé Niall.

— Ah, non ! Je sais parfaitement qui était mon grand-père.

Je me suis bien rendu compte que ma voix tremblait un peu, mais j’avais réussi à conserver mon calme et je n’avais pas haussé le ton.

— Mon grand-père s’appelait Mitchell Stackhouse et il a épousé Adèle Haie. Mon père s’appelait Corbett Haie Stackhouse. Ma mère et lui sont morts, emportés par une brusque montée des eaux, quand j’étais petite. C’est ma grand-mère Adèle qui m’a élevée.

J’avais beau me souvenir qu’André avait décelé une trace d’ascendance féerique dans mes veines et ne pas mettre en doute la parole de mon arrière-grand-père, je ne parvenais pas à faire coïncider l’idée que j’avais de ma famille avec l’image qu’il m’en présentait.

— Parle-moi de ta grand-mère, m’a-t-il demandé.

— Elle m’a prise sous son aile, alors que rien ne l’y obligeait. Elle nous a recueillis, mon frère et moi, et elle s’est donné beaucoup de mal pour qu’on ait une bonne éducation. Elle nous a tout appris. Elle nous a choyés. Elle avait enterré son fils et ça avait dû la tuer ; pourtant, elle a encore trouvé la force de se battre pour nous élever.

— Elle était très belle lorsqu’elle était jeune, a murmuré Niall.

Le regard de ses insondables yeux verts s’attardait sur mon visage, comme s’il essayait de retrouver la beauté de la grand-mère dans les traits de la petite-fille.

— Sans doute...

On n’imagine pas vraiment sa grand-mère en reine de beauté. Enfin, en temps normal, du moins.

— Je l’ai vue quand elle était enceinte, a poursuivi Niall. Elle était ravissante. Son mari lui avait dit qu’il ne pourrait pas lui donner d’enfants. Il avait eu une maladie au mauvais moment. Les oreillons, c’est cela ?

J’ai hoché la tête.

— Elle a rencontré Fïntän un jour où elle étendait le linge, derrière la maison où tu vis aujourd’hui. Il lui a demandé un verre d’eau et il a tout de suite été conquis. Elle qui désirait tellement avoir des enfants, il lui a promis qu’il pourrait lui en donner.

— Vous avez pourtant dit qu’habituellement, les humains et les fées ne pouvaient pas se reproduire.

— Oui, mais Fïntän était à moitié humain. Et il savait déjà qu’il était fertile.

Il a eu une petite moue.

— La première femme qu’il avait aimée était morte en couches. Cependant, ta grand-mère et son fils ont eu plus de chance. Et, deux ans plus tard, elle a même pu mener à terme une seconde grossesse et a donné une fille à Fïntän.

— Il l’a violée, ai-je soufflé.

Comment aurait-il pu en être autrement ? Ma grand-mère était l’honnêteté personnifiée. Je ne connaissais pas plus loyale qu’elle. Elle aurait été bien incapable de tromper qui que ce soit, à plus forte raison un mari auquel elle avait juré fidélité devant Dieu et les hommes.

— Non. Elle répugnait à être infidèle, mais elle voulait désespérément des enfants. De son côté, Fïntän la désirait éperdument. Et qu’étaient de tels scrupules humains pour une fée ? Mais il n’a jamais été violent. Il n’aurait pas abusé d’elle. En outre, il n’en aurait pas eu besoin : mon fils pouvait convaincre une femme de faire n’importe quoi, même quelque chose qu’elle réprouvait. Sans oublier que, si ta grand-mère était très belle, il ne l’était pas moins...

J’essayais de voir, dans la grand-mère que j’avais connue, la femme qu’elle avait dû être. Mais c’était tout bonnement impossible.

— Et ton père, mon petit-fils, comment était-il ? s’est alors enquis Niall.

— C’était un bel homme, dur à la tâche, comme on dit par ici, et il a aussi été un bon père.

J’ai cru surprendre l’esquisse d’un sourire sur les lèvres de mon bisaïeul.

— Quels étaient les sentiments de ta mère pour lui ?

À elle seule, cette question a suffi à balayer tous les chaleureux souvenirs que je gardais de mon père.

— Elle... euh... elle lui était... entièrement dévouée.

Peut-être même au détriment de ses enfants.

— Jusqu’à l’obsession ?

Il n’y avait aucun jugement, dans le ton de Niall, juste une certitude : il connaissait déjà la réponse.

— Elle était très possessive, en tout cas, ai-je concédé. Je n’avais que dix ans quand ils sont morts, mais c’était tellement évident. Je trouvais ça normal, j’imagine. Elle voulait vraiment se consacrer entièrement à lui. Évidemment, quelquefois, on était un peu dans ses jambes, Jason et moi. Et puis, elle était terriblement jalouse, je me rappelle.

Je me suis efforcée de prendre un air mi-amusé mi-attendri, comme si cette jalousie maladive n’avait été qu’une charmante petite manie.

— C’était sa part féerique qui l’attachait si fortement à lui, m’a expliqué Niall. Cela fait parfois cet effet aux humains. La créature surnaturelle qu’elle voyait en lui l’envoûtait. Mais, dis-moi, a-t-elle été une bonne mère ?

— Elle a fait de son mieux.

Oui, elle avait vraiment essayé. Ma mère savait tout ce qu’il fallait faire pour être une bonne mère, en théorie. Elle savait comment une bonne mère était censée se comporter avec ses enfants. Elle s’était pliée à toutes les règles, avait suivi pas à pas la méthode. Mais c’était vers mon père qu’allait tout son amour – mon père qui était un peu dépassé par la violence de la passion qu’il inspirait, d’ailleurs. Je m’en rendais compte, rétrospectivement, avec mon regard d’adulte. Mais, étant enfant, je ne pouvais pas le comprendre et j’en avais souffert.

Le lycanthrope de service nous a apporté notre salade. Il nous aurait bien demandé si on avait besoin d’autre chose, mais il était trop effrayé pour s’y risquer. Il avait senti qu’il se passait un truc bizarre à cette table...

Cependant, une question me travaillait.

— Mais pourquoi avoir décidé de venir me voir seulement maintenant ? Depuis combien de temps êtes-vous au courant de mon existence, au juste ?

J’ai sagement posé ma serviette sur mes genoux et, le dos bien droit sur ma chaise, la fourchette en l’air, j’ai attendu que mon voisin commence à manger pour l’imiter. J’avais été bien élevée, moi. Par ma grand-mère. Qui avait couché avec une moitié de fée (laquelle était venue chercher son bonheur dans la cour, comme une chienne en chaleur), et ce, suffisamment longtemps pour lui donner deux enfants...

— Je connais l’existence de ta famille depuis une soixantaine d’années. Mais mon fils Fïntän m’avait interdit d’entrer en contact avec vous.

Il a délicatement glissé un morceau de tomate entre ses lèvres, l’a gardé dans la bouche, a semblé réfléchir un instant, puis l’a mâché. Mon arrière-grand-père mangeait comme je l’aurais fait dans un pays exotique, genre Inde ou Nicaragua.

— Et qu’est-ce qui a changé, alors ?

Mais j’avais déjà trouvé la réponse.

— Votre fils est mort, maintenant ?

— Oui, a acquiescé Niall en reposant sa fourchette. Fïntän est mort. Après tout, il était à moitié humain. Et il avait déjà vécu sept cents ans.

Est-ce que j’étais censée avoir une opinion là-dessus ? Je me sentais groggy, comme assommée.

À croire que Niall m’avait shootée à la Novocaïne : je ne ressentais plus rien. J’aurais probablement dû chercher à me renseigner sur la façon dont mon... mon grand-père était passé de vie à trépas. Mais il ne fallait quand même pas exagérer.

— Alors, vous avez décidé de venir me trouver pour me raconter tout ça. Pourquoi ?

J’étais fière du calme olympien avec lequel j’avais dit ça.

— Je suis vieux, même pour une fée. J’aimerais te connaître. Je ne peux rien changer au cours que ton existence a pris à cause de l’héritage que Fïntän t’a légué. Mais je vais essayer de te rendre la vie plus facile, si tu le veux bien.

J’ai soudain été prise d’un fol espoir – non dénué d’appréhension, il est vrai – qui s’est mis à briller en moi comme un soleil.

— Pouvez-vous me guérir de ma télépathie ?

— Tu me demandes si je peux enlever quelque chose qui fait intrinsèquement partie de toi ? Non. Non, je ne le peux pas.

Je me suis effondrée sur ma chaise.

— Ça ne coûtait rien de poser la question, n’est-ce pas ? ai-je soupiré en refoulant mes larmes. Alors, c’est quoi, l’histoire ? J’ai droit à trois vœux, ou est-ce que ça marche seulement avec les génies ?

Il n’y avait aucun humour dans l’expression de Niall quand il m’a répondu :

— Je ne te souhaite pas de rencontrer un génie. Et je ne suis pas un objet de risée, ma petite. Je suis un prince.

— Pardon. J’ai un peu de mal à me faire à l’idée... arrière-grand-père.

Je n’avais aucun souvenir de mes arrière-grands-parents. Mes grands-pères (OK, l’un d’eux n’était pas vraiment mon grand-père, j’imagine), que ce soit dans leur apparence ou dans leur comportement, ne ressemblaient en rien à cet être de toute beauté qui se tenait à mes côtés. Ça faisait seize ans que mon grand-père Stackhouse était mort, et je n’étais pas encore une adolescente quand les parents de ma mère étaient décédés. C’était donc ma grand-mère Adèle que j’avais le mieux connue, mieux même que mes propres parents, en fait. Du moins, c’était ce que j’avais cru jusqu’alors...

— Hé ! me suis-je subitement étonnée. Comment se fait-il que vous ayez envoyé Éric me chercher ? Vous êtes une fée, après tout, et l’odeur des fées rend les vampires complètement fous.

En fait, en présence d’une fée, la plupart des vampires perdaient carrément leur sang-froid. Seul un vampire doté d’une volonté de fer parvenait à se tenir tranquille quand une fée entrait dans son rayon d’action. Ma bonne fée, Claudine, était terrifiée à la simple idée de se trouver à proximité d’un déterré, en tout cas.

— Certaines fées peuvent se rendre invisibles. Moi, je peux devenir totalement inodore, m’a révélé Niall. On me voit, mais on ne me sent pas. C’est un don très pratique. Les humains ne me remarquent même pas, comme tu as pu le constater.

A la façon dont il a dit ça, j’ai compris que mon arrière-grand-père n’était pas seulement très vieux et très puissant. Il était aussi particulièrement orgueilleux.

Un soupçon m’a soudain effleurée.

— Ce ne serait pas vous qui m’avez envoyé Claudine, par hasard ?

— Si, naturellement. J’espère qu’elle s’est montrée utile. Je savais que tu aurais besoin d’elle.

— Et comment ! Elle m’a sauvé la vie. Elle a été fantastique. (Elle m’avait même emmenée faire les magasins !) Est-ce que toutes les fées sont aussi adorables que Claudine et aussi belles que son frère ?

Claude, strip-teaseur et, désormais, propriétaire de la boîte où il se produisait, était la beauté faite homme. Et il avait à peu près autant de personnalité qu’un navet – un navet égocentrique et imbu de lui-même, par-dessus le marché.

— Mais, ma chère enfant, nous sommes tous d’une surnaturelle beauté, aux yeux des humains. Cependant, toutes les fées ne sont pas de «bonnes fées ». Certaines peuvent même être de très, très mauvaises fées.

D’accord. On en arrivait au revers de la médaille. J’avais la très nette impression que, du point de vue de Niall, avoir pour arrière-grand-père une créature cent pour cent féerique était censé être une véritable bénédiction, mais qu’en réalité, ce n’était pas vraiment de la tarte. Après les avantages, j’allais donc, maintenant, avoir droit aux inconvénients.

— Tu es restée longtemps ignorée du monde des fées, a poursuivi Niall. En partie parce que telle était la volonté de Fïntän.

— Il veillait sur moi ?

Ça m’aurait presque fait chaud au cœur.

— Mon fils se sentait coupable d’avoir condamné deux enfants innocents à cette existence d’exclu qu’il avait lui-même connue, en tant que fée qui n’était pas vraiment une fée. Je crains fort que mes pairs n’aient pas été très tendres avec lui, a-t-il ajouté sans ciller. J’ai fait de mon mieux pour le protéger, mais sans y parvenir complètement. En outre, force lui a été de constater qu’il n’était pas suffisamment humain pour paraître en être un – pas au-delà d’une certaine durée, tout au moins.

— Pourquoi ? Vous ne ressemblez pas à ça, normalement ?

— Non.

Et, pendant une fraction de seconde, j’ai eu la vision d’un être de lumière : la beauté et la perfection incarnées. Pas étonnant qu’Einine ait cru voir un ange !

— Claudine m’a expliqué qu’elle essayait de gravir les échelons. Qu’est-ce que ça voulait dire ?

Je nageais un peu, mais toutes ces révélations m’étaient tombées dessus sans prévenir : j’avais la sensation de m’être pris une tonne de briques sur la tête et j’essayais tant bien que mal de me relever. Sans grand succès.

— Elle n’aurait pas dû te parler de cela, a répondu Niall, désapprobateur.

Il a semblé peser le pour et le contre avant de poursuivre :

— Les changelings sont des humains dotés d’une petite particularité génétique, les vampires sont des humains revenus de la mort sous la forme de créatures intrinsèquement différentes, mais les êtres d’essence féerique n’ont de commun avec les humains qu’une vague forme de base. Il existe des créatures féeriques de toute sorte : des plus grotesques, comme les gobelins, aux plus belles, comme nous, a-t-il précisé avec un détachement confondant.

— Et les anges ?

— Les anges sont encore une autre sorte de créatures féeriques qui ont subi une transformation quasi totale, tant physique que morale. Cela peut prendre des siècles pour devenir un ange.

Pauvre Claudine !

— Mais assez parlé de cela, a aussitôt enchaîné Niall. Je veux tout savoir de toi. Mon fils m’a tenu à l’écart de ton père et de ta tante, puis de leurs enfants. Sa mort est survenue trop tard pour que je puisse connaître ta cousine – ou celle de Hadley trop tôt. Mais, aujourd’hui, je peux te voir, te toucher.

Ce qu’il faisait d’ailleurs d’une façon assez étrange : quand il ne me tenait pas la main, il posait la sienne sur mon épaule ou bien à plat dans mon dos. Ce n’était pas un comportement habituel, chez les humains, mais ça ne me dérangeait pas plus que ça. Et puis, ça ne me faisait pas trop flipper non plus, vu que j’avais déjà remarqué ce côté très tactile chez Claudine. Avec un humain, j’aurais été bombardée de pensées puisque, en touchant les gens, j’augmentais ma réceptivité. Mais, dans la mesure où je ne pouvais pas capter d’onde mentale chez les fées, ce contact physique ne risquait pas de me perturber.

— Fïntän a-t-il eu d’autres enfants ?

J’aurais bien aimé avoir de la famille, des parents inconnus, quelque part.

— Nous verrons cela plus tard, m’a répondu Niall, ce qui a immédiatement déclenché chez moi un signal d’alarme. Bien, maintenant que tu me connais un peu mieux, dis-moi donc ce que je peux faire pour toi.

— Pourquoi devriez-vous faire quelque chose pour moi ?

Je m’étais déjà plantée avec cette histoire de génie, pas question que je recommence !

— Je sais que tu n’as pas eu une vie facile. Puisque j’ai le droit de te voir, à présent, laisse-moi t’aider.

— Vous m’avez envoyé Claudine et elle m’a déjà beaucoup aidée, ai-je insisté.

Sans le secours de mon sixième sens, j’avais un peu de mal à me faire une idée de l’état psychologique et émotionnel de mon arrière-grand-père. Pleurait-il son fils ? Quel genre de relation avait-il entretenue avec lui, d’ailleurs ? Fïntän avait-il cru nous rendre service en nous tenant éloignés de son père durant toutes ces années ? Et si Niall faisait justement partie de ces mauvaises fées dont il avait parlé ? S’il était animé d’intentions néfastes à mon égard ? Cela dit, s’il avait vraiment voulu me nuire, il n’aurait pas eu besoin de me rencontrer, ni de se fendre d’un dîner dans un restaurant chic. Pourquoi se donner cette peine ? Il aurait parfaitement pu agir à distance.

— Vous ne voudriez pas m’en dire un peu plus sur tout ça ?

Il a secoué la tête. Ses longs cheveux ont ruisselé sur ses épaules comme des fils d’or et d’argent d’une incroyable finesse.

J’ai eu une soudaine illumination.

— Pourriez-vous retrouver mon petit ami ? lui ai-je demandé d’une voix frémissante d’espoir.

— Tu as un autre homme, en plus du vampire ?

— Éric n’est pas mon petit ami. Mais, comme il m’a donné un peu de son sang à plusieurs reprises, et moi un peu du mien...

— C’est la raison pour laquelle je suis passé par lui pour te contacter. Il existe un lien puissant entre vous.

— Je le crains.

— Je connais Éric Nordman depuis longtemps. J’ai pensé que tu viendrais, si c’était lui qui te le demandait. Était-ce maladroit de ma part ?

C’était pratiquement un acte de contrition. Ça m’a sciée.

— Oh, non, monsieur ! Je ne pense pas que je serais venue s’il ne m’y avait pas encouragée. Et il ne m’aurait pas amenée s’il ne vous faisait pas confiance... Enfin, je crois.

— Veux-tu que je le tue ? Que je rompe le lien qui vous unit ?

— Non !

Waouh ! Grisant, en un sens, non ? Je pouvais éliminer qui je voulais à volonté ? Hum ! Mauvaise idée.

— Non, non ! ai-je répété, pour bien m’en persuader.

Quelques regards se sont même tournés vers nous, en dépit de l’effet « discrétion assurée » de mon arrière-grand-père, tant j’ai mis d’insistance à ne pas m’emballer.

— Et cet autre petit ami, qui est-il et quand a-t-il disparu ? a repris Niall, avant d’avaler une bouchée de saumon.

— Il s’appelle Quinn et c’est un tigre-garou. Il ne s’est pas manifesté depuis l’attentat de Rhodes. Il a été blessé dans l’explosion. Mais je sais qu’il est vivant parce que je l’ai vu après.

— J’ai entendu parler de ce qui s’est passé à La Pyramide. Tu y étais ?

Je lui ai tout raconté – enfin, presque. Et mon nouvel arrière-grand-père a écouté mon récit sans jamais porter le moindre jugement. Il ne s’est montré ni horrifié, ni épouvanté, ni consterné et ne m’a ni plainte ni sermonnée. J’ai vraiment apprécié. En plus, ça m’a donné le temps de me ressaisir un peu.

— Vous savez quoi ? lui ai-je finalement dit. Ne cherchez pas Quinn pour moi. Il sait où je suis et il a mon numéro. Il se manifestera quand bon lui semblera. Ou pas.

— Voilà qui me prive de la chance de faire quelque chose pour toi, s’est désespéré mon arrière-grand-père.

— Oh ! Donnez-moi juste le droit de rejouer une prochaine fois, lui ai-je répondu en souriant. Il va bien m’arriver quelque chose, ne vous inquiétez pas ! En attendant, est-ce que je peux... parler de vous ? Juste à mes amis ? Non, j’imagine que non.

Je me voyais mal annoncer à Nikkie que j’avais un nouvel arrière-grand-père et que c’était une fée !

Amélia, en revanche, se montrerait sans doute beaucoup plus compréhensive...

— Je tiens à garder notre relation secrète, a-t-il confirmé. Je suis ravi de pouvoir enfin te connaître, et j’entends bien te connaître encore mieux, a-t-il ajouté en posant sa main diaphane sur ma joue. Mais j’ai de très puissants ennemis et je ne voudrais pas qu’il leur vienne à l’idée de te faire du mal pour m’atteindre à travers toi.

J’ai hoché la tête en silence. Je comprenais. Mais c’était quand même un peu frustrant de se découvrir un bisaïeul tout neuf et de devoir le cacher.

Niall m’a caressé la joue, avant de reposer sa main sur la mienne.

— Et Jason ? lui ai-je tout à coup demandé. Est-ce que vous allez prendre contact avec lui aussi ?

— Jason ? a-t-il répété, une expression de dégoût assombrissant soudain son beau visage. Apparemment, l’étincelle d’essence féerique qui t’a touchée a dédaigné Jason. Je sais que vous avez tous les deux reçu le même bagage génétique, mais, chez lui, mon sang ne s’est manifesté que dans son aptitude à attirer les femmes, ce qui ne plaide pas vraiment en sa faveur. Il ne comprendrait pas la nature de mon lien avec lui et ne saurait pas l’apprécier à sa juste valeur.

Son ton était un rien hautain. Je m’apprêtais à prendre la défense de mon frère, mais j’ai fait machine arrière. Je devais bien admettre que Niall n’avait pas vraiment tort. Tel que je le connaissais, Jason aurait carrément tiré sur la corde et il aurait été incapable de tenir sa langue.

J’ai changé de sujet.

— Et on vous verra souvent dans le secteur ? lui ai-je demandé, en me donnant un mal de chien pour la jouer décontractée.

Je savais que c’était maladroitement formulé, mais j’ignorais comment établir une sorte de cadre pour cette toute nouvelle – et plutôt étrange – relation.

— Je vais essayer de venir te voir comme tout autre parent ordinaire le ferait, m’a-t-il répondu sans s’émouvoir.

J’ai tenté d’imaginer ça. Niall et moi au McDo... Niall et moi à l’office du dimanche... Niall et moi au match de foot... Non, franchement, ça ne collait pas.

— J’ai l’impression qu’il y a pas mal de choses que vous ne m’avez pas dites, ai-je lâché de but en blanc.

— Eh bien, du moins aurons-nous un sujet de conversation tout trouvé pour la prochaine fois, m’a-t-il rétorqué en m’adressant un clin d’œil.

OK, ça, j’avoue que je ne m’y attendais pas. Sur ce, il m’a donné sa carte. Encore un truc qui m’a un peu prise de court. Il y avait juste écrit « Niall Brigant » au milieu, avec un simple numéro de téléphone en dessous.

— Tu pourras me joindre à tout moment à ce numéro. Quelle que soit l’heure, on te répondra.

— Merci. Vous connaissez déjà le mien, j’imagine ?

Il a acquiescé d’un signe de tête. Je le croyais sur le départ, mais il ne bougeait pas. Il semblait même vouloir s’attarder. À croire qu’il avait du mal à me quitter – la réciproque était vraie, en tout cas.

— Alors... euh... ai-je lancé, avant de m’éclaircir la voix, qu’est-ce que vous faites de vos journées ?

Je ne peux pas vous dire ce que ça me faisait d’être là, à papoter bien gentiment avec un membre de ma famille. C’était tellement bizarre et, en même temps, tellement génial. Je n’avais plus d’autre parent que Jason et on n’était pas très proches, lui et moi – pas du tout le genre de frère et sœur qui se racontent tout. Bien sûr, je pouvais compter sur lui en cas de coup dur. Mais passer la soirée avec lui, traîner en ville, boire un café ensemble ? Ça ne risquait pas d’arriver.

Mon arrière-grand-père m’a bel et bien répondu. Pourtant, plus tard, en y repensant, j’ai été incapable de me rappeler exactement quoi – il avait dû me faire un truc bizarre de prince des fées –, sinon qu’il avait des parts dans une ou deux banques, qu’il possédait une entreprise qui fabriquait des meubles de jardin et – ça a piqué ma curiosité – une société qui créait et testait des médicaments expérimentaux.

Je lui ai jeté un regard incertain.

— Des médicaments pour les humains ?

— Oui. Pour la plupart. Mais certains chimistes conçoivent des produits spécifiquement pour nous.

— Pour les créatures féeriques ?

Ses longs cheveux de soie sont venus encadrer son visage tandis qu’il hochait de nouveau la tête.

— Il y a tant de fer partout, à présent, a-t-il soupiré. J’ignore si tu le sais, mais nous sommes extrêmement sensibles au fer. Et, malheureusement, en portant constamment des gants, nous attirons beaucoup trop l’attention, de nos jours.

J’ai jeté un coup d’œil à sa main qui recouvrait la mienne sur la nappe immaculée. Je l’ai touchée du bout des doigts. Sa peau paraissait anormalement lisse.

— On dirait un gant invisible...

— Très précisément. Une des inventions de mes chimistes. Mais assez parlé de moi.

Juste quand ça commençait à devenir intéressant ! Cela dit, je ne voyais pas pourquoi, d’emblée, mon arrière-grand-père m’aurait confié tous ses secrets.

Niall m’a à son tour interrogée sur mon boulot, mon boss, ma vie de tous les jours, comme l’aurait fait un vrai arrière-grand-père. De toute évidence, il n’aimait pas l’idée que son arrière-petite-fïlle s’abaisse à travailler, mais que ce soit dans un bar n’avait pas vraiment l’air de le déranger. Au risque de me répéter, Niall n’était pas facile à cerner. Il gardait ses pensées pour lui, mais j’avais tout de même remarqué que, de temps en temps, il s’interrompait, comme s’il se retenait de parler...

Finalement, le repas terminé, j’ai consulté ma montre. J’ai été stupéfaite de voir à quelle vitesse les heures avaient passé. Il fallait que j’y aille : je travaillais le lendemain. En le priant de bien vouloir m’excuser, j’ai remercié mon arrière-grand-père pour le dîner (oui, oui, cette créature céleste était bel et bien mon arrière-grand-père. J’en avais encore des frissons rien que d’y penser) et, très timidement, je me suis penchée pour déposer un baiser sur sa joue. Il a paru retenir son souffle quand je l’ai embrassé. Sous mes lèvres, sa joue m’a semblé aussi douce et veloutée que la peau d’une belle prune bien lustrée. Il avait beau offrir une trompeuse ressemblance avec un humain, il suffisait de le toucher pour comprendre qu’il n’en avait que l’apparence.

Il s’est levé en même temps que moi, mais il m’a regardée partir sans quitter la table – il attendait pour régler l’addition, j’imagine. J’ai traversé la salle comme dans un rêve. Eric m’attendait sur le parking. Il s’était occupé en buvant du PurSang et en lisant dans sa voiture qu’il avait garée sous un lampadaire.

Je me sentais vidée.

C’était seulement maintenant, hors de sa présence, que je mesurais à quel point ce dîner avec Niall avait été éprouvant pour mes nerfs. Bien qu’étant restée assise sur une chaise très confortable pendant tout le repas, j’étais aussi fatiguée que si je lui avais fait la conversation en courant le marathon.

Si Niall était parvenu à masquer son essence féerique à l’intérieur du restaurant, à voir la façon dont les narines d’Éric se dilataient, il était clair que je ne pouvais pas en faire autant : l’enivrant parfum de fée de mon arrière-grand-père devait me coller à la peau. Au bord de l’extase, Éric avait fermé les yeux. Il se léchait même les babines. Argh ! J’ai eu l’impression d’être subitement changée en une côte de bœuf saignante qu’on aurait agitée sous le nez d’un molosse affamé.

— Reprends-toi ! lui ai-je ordonné.

Je n’étais pas d’humeur. Au prix d’un effort manifeste, il a réussi à se maîtriser.

— Quand tu sens comme ça, m’a-t-il confié dans un grondement rauque, je n’ai qu’une envie : te prendre, te mordre et me frotter contre toi pour m’imprégner de ton odeur de la tête aux pieds.

Pour le moins explicite, comme programme ! Et je ne prétendrai pas que, pendant une seconde (équitablement partagée entre désir torride et peur bleue), je n’ai pas eu une vision très nette de ce que ça pourrait donner. Mais j’avais d’autres chats à fouetter.

— On se calme, lui ai-je sagement conseillé. Qu’est-ce que tu sais des fées – en dehors du fait qu’elles sont à ton goût ?

Le regard bleu de mon interlocuteur a semblé s’éclaircir un peu.

— Que ce sont de magnifiques créatures, les mâles tout autant que les femelles. Qu’elles sont aussi coriaces et féroces qu’elles sont belles. Qu’elles ne sont pas immortelles, bien qu’elles vivent très longtemps – sauf s’il leur arrive un accident funeste, comme une rencontre intempestive avec un objet en fer, pointu de préférence. Il existe d’autres façons de les tuer, mais il faut s’armer de courage et de patience. Je sais aussi qu’elles préfèrent rester entre elles, en général. Qu’elles aiment les climats tempérés. J’ignore ce qu’elles mangent ou ce qu’elles boivent, quand elles sont dans leur propre environnement, mais elles ne dédaignent pas la nourriture des autres cultures – j’en ai même vu certaines goûter du sang. Je sais qu’elles ont une très haute opinion d’elles-mêmes – bien supérieure à celle qu’elles sont en droit d’avoir. Qu’elles n’ont qu’une parole...

Il a réfléchi une minute, avant de poursuivre :

— Qu’elles sont dotées de certains pouvoirs, qui ne sont pas les mêmes pour toutes. Que la magie fait partie de leur nature. Qu’elles n’ont d’autres dieux qu’elles-mêmes et qu’elles ont souvent été prises pour des déesses. Certaines d’entre elles ont même acquis les attributs d’une divinité.

Je l’ai regardé avec des yeux ronds.

— Comment ça ?

— Eh bien, ce n’est pas qu’elles soient sacrées, mais... Je veux dire, par exemple, que les créatures féeriques qui vivent dans les bois s’identifient tellement à leur élément que blesser l’un, c’est faire souffrir l’autre. D’où l’hécatombe qui les a frappées. Mais tu imagines bien que nous, les vampires, ne sommes pas les mieux placés pour être au fait des problèmes et des stratégies de survie des fées, puisque nous sommes de vrais dangers pour elles. Et tout ça simplement parce que leur odeur nous enivre !

Eh bien, permettez-moi de compatir. Et pas avec les vampires.

Je n’avais jamais pensé à poser toutes ces questions à Claudine. D’abord parce qu’elle ne semblait pas raffoler du sujet, et ensuite parce que, en général, elle n’apparaissait que lorsque j’avais de sérieux ennuis et donc une furieuse tendance à me regarder le nombril. En plus, je m’étais imaginé qu’il ne devait pas rester plus d’une poignée de fées encore de ce monde. Et voilà que j’apprenais qu’il y en avait eu autant que de vampires, même si, maintenant, leur espèce était plutôt en voie d’extinction.

Pour les vampires, ç’aurait plutôt été le contraire – aux États-Unis, en tout cas. Il y avait déjà pas moins de trois projets de loi, qui s’acheminaient gentiment vers une ratification au Congrès, rien que pour réglementer leur immigration. Les États-Unis pouvaient en effet se targuer (tout comme le Canada, le Japon, la Norvège, la Suède et la Grande-Bretagne, cela dit) d’avoir accueilli la Grande Révélation avec un calme relatif.

Cette nuit-là, lors d’un gigantesque coming-out, méticuleusement préparé et orchestré de main de maître, les vampires étaient apparus sur toutes les télés – ou à la radio, voire en personne, en fonction des meilleurs moyens de communication en vigueur dans la région concernée – pour annoncer aux humains du monde entier : « Hé ! On existe en vrai, mais, comme les Japonais ont inventé un sang de synthèse qui satisfait nos besoins nutritionnels, on ne va pas vous manger ! » Enfin, en substance.

Les six années qui avaient suivi n’avaient été qu’un long apprentissage.

— Donc, les vampires ont le dessus sur les fées, ai-je conclu.

— Nous ne sommes plus en guerre, a objecté Éric. Depuis des siècles, d’ailleurs.

— Ah ? parce que, par le passé, les vampires et les fées se sont battus ? Tu veux dire genre... batailles rangées ?

— Oui. Et si cela devait se reproduire, le premier que j’éliminerais serait Niall.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est extrêmement puissant. Il occupe une place importante dans le monde des créatures féeriques. Et il détient d’impressionnants pouvoirs : il est en grande partie magique lui-même. S’il est sincère quand il prétend vouloir te prendre sous son aile, tu as vraiment de la chance. Et, en même temps, c’est à double tranchant.

Il a démarré et on a quitté le parking. Je n’avais pas vu Niall sortir. Peut-être qu’il s’était juste volatilisé dans les airs au beau milieu du restaurant ? J’espérais qu’il n’était pas parti sans payer.

— Je vais devoir te demander des explications, on dirait.

Pourtant, j’avais comme l’impression que je n’avais pas vraiment envie de savoir. Mais Éric s’est exécuté.

— Il y avait des fées par milliers, aux États-Unis, autrefois. Il n’en reste plus que quelques centaines, à présent. Mais celles qui ont survécu sont les meilleures : des battantes, des coriaces. Et toutes ne sont pas des amies du prince.

— Oh, cool ! Encore un paquet de Cess qui vont me prendre en grippe. Comme s’il n’y en avait pas déjà assez !

On a rejoint l’autoroute en silence pour prendre la direction de Bon Temps. Éric semblait plongé dans d’intenses réflexions. J’avais aussi largement de quoi nourrir les miennes – plus, en tout cas, que mon estomac : ce n’était pas avec ce que j’avais mangé au dîner que j’allais exploser.

J’en ai conclu que, tout bien pesé, j’étais plutôt contente. Pas tout à fait rassurée, mais contente. C’était plutôt sympa de se découvrir un arrière-grand-père, même à vingt-sept ans. Niall semblait vraiment désireux de nouer une relation sincère avec moi. J’avais encore trois tonnes de questions à lui poser, mais ça pouvait attendre qu’on se connaisse un peu mieux.

Une Corvette a un sacré paquet de chevaux sous le capot, et celle d’Éric ne nous menait pas vraiment à un train de sénateur. Et, comme il ne respectait pas précisément les limitations de vitesse, je n’ai pas été autrement surprise quand j’ai aperçu un gyrophare dans le rétroviseur. J’ai juste été étonnée qu’une voiture de police ait réussi à nous rattraper.

— Hum hum...

Je me suis gardée de tout autre commentaire, tandis que, de son côté, Éric jurait dans une langue qui n’avait probablement plus été parlée depuis un petit millier d’années. Mais même le shérif de la cinquième zone devait se plier aux lois humaines, de nos jours – ou, du moins, faire semblant. Éric s’est garé sur la bande d’arrêt d’urgence.

— Avec une plaque d’immatriculation aussi fantaisiste que DU100, qu’est-ce que tu croyais ? ai-je murmuré, sans plus cacher mon hilarité.

J’ai vu la silhouette noire du flic sortir de la voiture derrière nous et marcher dans notre direction avec un truc à la main – une lampe torche ? Un calepin ?

J’ai plissé les yeux, déplié mes antennes mentales. Une masse compacte d’agressivité et de peur a percuté mon radar interne.

— Un loup-garou ! Il y a un truc qui cloche, ai-je juste eu le temps de glapir, avant que la puissante main d’Éric ne me pousse sous le tableau de bord.

Ça m’aurait fait une bien meilleure cachette, si le frimeur de vampire qui me tenait lieu de chauffeur avait choisi une bonne vieille berline, comme tout le monde, au lieu d’une Corvette.

C’est alors que le flic s’est penché à la portière... et m’a tiré dessus.

Pire que la mort
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